Catégorie : textes

  • On se moque de moi, Anna, quand je dis que le retour des oranges siciliennes illumine mon hiver, qu’elles m’emplissent de joie. Je ne sais pas si cela me blesse pour ce que cela a de faux : non, il ne m’en faut pas peu ; non, je ne me contente pas, jamais, de quoi que ce soit, et cela m’épuise, d’une fatigue dont leur sang ne saurait me réveiller. Évidemment que ma consommation saisonnière de Tarocco, aussi déraisonnable soit-elle, ne peut rien au manque de joie(s) qui est le mien en ce moment, en ce moment qui dure et éprouve ma patience. Je ne suis plus triste mais j’ai encore cette sensation d’attendre, de me préparer à quelque chose qui ne vient pas et pour lequel je ne peux faire beaucoup plus d’efforts que ce que je ne fais déjà (pour me sentir bien, mieux, dans la bonne direction). Ce soir il me semble qu’il serait plus facile de me laisser aller à une tristesse confuse que de considérer l’attente active comme la solution la plus raisonnable. Suis-je blessée de n’avoir pu partager cela, ou pour ce que mes propos maladroits avaient de vrai ? Je m’exprime mal quand je compare les oranges à un doudou mais il y a quelque chose d’honnête quand j’avoue la forte charge symbolique, il y a quelque chose d’honnête et de puissant dans cette vraie joie de l’orange dont j’aurais tort d’avoir honte. Qui fait que je suis blessée d’être incomprise, de n’avoir su me faire comprendre, de n’avoir réussi à communiquer une subtilité, blessée mais vivante, contrairement à celle dont les oranges ne pouvaient sauver les jours. Quand je me demande ce qui pourrait me faire du bien, me faire plus de bien que mes efforts pour aller dans la bonne direction, donc ce qui pourrait m’enthousiasmer, je peine à imaginer autre chose qu’une amitié libidineuse avec une quadra-quinqua qui trouverait touchante que la vingtaine séduisante ait laissé place à une trentaine sans assurance. Qui sans m’ôter quoique ce soit du poids de qui s’efforce d’être libre et responsable, m’apaiserait un peu, je ne sais comment – si, je le sais, comme j’ai su le faire pour d’autres quand je ne doutais pas : en imaginant un peu pour eux. Bien sûr que je pense à toi, Anna, quand je l’imagine. Elle est celle qu’il t’aurait fallu et celle que tu aurais pu être, elle a ta passion et ton exigence, des lèvres peut-être un peu plus épaisses qui retiennent ces mots que tu me disais trop vite. Anna, à présent je fais plus que je n’imagine et c’est trop peu pour m’emplir de joie. Mais tu étais la rencontre qui les contenait toutes, alors je n’embrasse plus que la fin des possibles, mes désirs tout repliés, j’attends la joie en épluchant mes oranges.

  • Bientôt 13 ans.

    Est-ce que j’aimerais pouvoir écrire que lorsque le sol semblait s’effondrer sous mes pas, le nous était une évidence à laquelle se rattacher ? Certains jours, probablement. Seulement il n’y a pas beaucoup plus de certitudes dans ce que nous construisons ensemble que dans ce que nous sommes ou avons été chacun séparément. Ce lien fort mais sans cesse remodelé, qu’aucun de nous deux ne rechignerait à qualifier d’exceptionnel, nous refusons de l’appeler chance tant il est le résultat de nos efforts et d’un dialogue ininterrompu que d’un destin. D’ailleurs ce nous, ou entre nous, ne nous dépasse rarement, ayant même le plus souvent un train de retard sur le courage de chacun. Cette inertie avec laquelle nous aimerions n’avoir rien à faire, nous fait-elle vivre un peu moins ou un peu mieux ? C’est dans cet espace qui paraît ne pas nous appartenir qu’éclatent des disputes pouvant s’évanouir dans l’effort d’une heure de course à pied à la tombée de la nuit. Tout à la fois déraison de veille de randonnée et éclaircissement des idées, à mesure que l’on foule les petites frustrations, irritations, réactions égoïstes et que ne reste que ce qui importe : ce que l’on fait avec ce qu’on est, ce que l’on pense.

  • Les deux petits carnets remplis de notes qui ne m’étaient d’aucun secours pour donner la forme de deux ou trois phrases à ma pensée, je les ai jetés. Je viens de les jeter de la même façon qu’il y a quelques mois je portais deux très lourds cabas de carnets – une décennie de notes – à la déchetterie et donnais quelques sacs de vêtements dont la seule qualité était, si c’en est une, de briller. Par de la même façon j’entends : avec le courage de n’accorder que peu de valeur aux possibles et de s’accepter pauvre, ou peut-être seulement riche du geste répété de choisir. Car si penser et choisir aboutit presque toujours au choix de faire à nouveau (au lieu de faire plus, en plus), faire à nouveau à partir du presque rien qu’on s’est choisi, alors est-ce encore préférer ce qui pourrait être à ce qui est ? (Ou tout dépenser pour ce dont on juge qu’il devrait être ?)

  • Si les gestes qu’il improvise sont les mêmes que ceux d’une chorégraphie apprise, copiée, alors comment faire comprendre qu’il ne danse pas ?

  • surenchère de surfaces

    ce qui s’en échappe quand on les fait défiler
    sont-ce poussières ou pollens ?
    (il semblerait que j’y sois allergique)

  • L’an dernier j’achetai pour la deuxième fois un petit pot pas cher d’oxalis en piteux état, dans l’idée de l’aider à retrouver de sa superbe. Plutôt que de chercher en vain la belle plante en parfaite forme, j’avais voulu diriger mes efforts (et ma satisfaction) sur l’entretien en place de l’achat. Au fil des semaines, l’envie d’en faire cadeau à quelqu’un que j’estime beaucoup m’est venue : que donner à qui n’est pas matérialiste, à qui j’ai si peu à offrir, si ce n’est une bienveillante disposition, et mes efforts ?
    Toute cette année, et plus encore cet automne-hiver, le plaisir personnel et immédiat est passé au second plan. Alors ce printemps, en achetant pour la troisième fois quelques tristes feuilles pourpres, l’idée de prendre soin pour ne pas profiter soi-même du résultat ne m’est pas étrangère.

  • Sous les intempéries, je garde la bouche ouverte

    sous les intempéries
    je garde la bouche ouverte
    assis seul sur le pont, qui lit pourtant
    un ami imaginé clignant de l’oeil
    la complicité ne se nouerait-elle pas mieux dans l’effort que dans la satisfaction ?
    accrochés aux branches cassantes
    n’écoutez rien de ce que transporte le vent
    les secours ne viendront pas
    en levant la tête il pleut autant de raisons
    de mêler vos langues à la boue
    fermement responsables d’un peut être.

  • Jusqu’à nouer nos joies

    Tourner sa langue
    combien de fois déjà ?
    Le monde ne s’écroule pas avec toi,
    le monde s’écroule sans toi.
    Poser ça là sans l’écrire, sans le dire,
    à peine mâchonné.
    (On voulait se débarrasser d’un geste, c’est du langage dont on constate la disparition.)

  • Octobre 2020

    Je m’éparpille, est-ce un mal ? Selon le jour où la question se pose, la réponse est parfois oui, d’autres non. Certaines semaines seraient plus douces de pouvoir trancher. Mais alors, est-ce que je ne deviendrais pas comme celui qui m’a traitée d’égoïste entre deux portes ? Faut-il encore que je m’en veuille, d’être incapable d’argumenter quand les discussions sont closes avant d’avoir commencé ? Faut-il encore que je m’excuse d’être gênée, fragile, bégayante en l’absence de nuances ? Face à la violence de ceux qui ne pensent pas à mal, faut-il encore que je justifie mes hésitations ? N’y a-t-il pas ailleurs d’autres responsabilités à prendre qui ne nécessiteraient ni d’adhérer ni d’affirmer, mais d’aller sans avec ni contre ?

    Point d’étape : tout ce qui est dedans s’agite autour. Je poursuis ma collecte de flyers culturels malgré les consignes sanitaires qui les font disparaitre par endroits. Ce que j’y lis me parle sans rien me dire ; que des échos, aucune mélodie. Me voilà entourée de mes pensées, à faire du constat un mauvais signe. Puis-je encore user du même vocabulaire ? « Parcourir la saison », « renégocier sa relation au territoire à partir du souvenir et de l’expérience », « faire un pas de côté », « voir le monde autrement », sans distraire et participer à l’air du temps ? J’évite d’aborder mon sujet de peur que mes phrases se recroquevillent davantage. Si j’accepte volontiers de douter de ce que j’ai à dire, je redoute que le comment devienne une question plus paralysante que stimulante pour la pensée.
    Quand j’ai revu ma meilleure amie de jeunesse l’an passé, elle s’est étonné que je parle vraiment beaucoup moins qu’avant. Certains souvenirs pourraient aussi être surpris de la difficulté à écrire, ne serait-ce que rédiger. Quand j’ai aperçu la bêtise, j’ai fui. Il y a des espaces à reconquérir bien au delà du bureau. Aujourd’hui, je n’ai que douze ans et c’est un jour sans dans ma pièce préférée.

  • Septembre 2020

    Nécessité et difficulté de s’extraire du partage immédiat, des images que l’on préfèrerait non brillantes, recouvertes de sédiments. Parfois j’ai l’impression d’échanger comme je prends des notes.

    Qui pense à qui et où ? Qui pense à quoi et où ? Qu’emportent-ils avec eux lorsqu’ils se déplacent ? Jusqu’où peut-on partir quand nous restons ?

    Certaines phrases du film de Frank Beauvais, « Ne croyez surtout pas que je hurle », sur lesquelles j’aimerais revenir.

    Il m’est donné deux adresses, je suis invitée à choisir celle qui me parle le plus. Bientôt la reprise des correspondances, j’envisage de rendre mon carnet d’adresses roulant.

    Reçu « Habitacles » de Jérôme Orsoni. Depuis que j’ai lu ses « Monstres littéraires » et que je suis assidument son journal en ligne, j’invite les lecteurs voulant bien m’entendre à s’intéresser à ses textes. Je me dis que peut-être, dans ce qui est vraiment beau se loge toujours une porosité, une adresse invisible mais puissante qui se fait immédiatement une place dans l’agencement de notre propre monde. La rencontre s’impose comme une actualité, plus que toute sortie de la rentrée littéraire, à cause des liens spontanément tissés, de ceux que personne ne nous a suggérés, et qu’on aurait bien du mal à communiquer autrement que dans une invitation à interpréter. Alors que je ne sais par quel bout reprendre mon projet itinéraires intimes, (…)

    Cela fait quelques années que j’ai choisi d’amputer bonne part de mon salaire pour reprendre la main sur une partie de mon temps. Certaines semaines, s’extraire d’une adresse immédiate, se retenir pour (s’)offrir plus justement – débarrassée des heures où l’on ne s’appartient pas tout à fait, est plus difficile que d’autres. Celles-ci le sont, j’appelle à l’aide et les âmes amies, patientes, disent d’essayer encore. Reprendre ce journal est une ruse pour porter secours à cette nouvelle tentative. Bonne rentrée à tous, allez voir ailleurs et dites-moi si j’y suis aussi.